La version publiée de cet article en avril 2022 est visible sur le site de l’Ecole de Guerre Economique, sous le titre : “Le contrôle de la réécriture de l’histoire russe”, https://www.ege.fr/infoguerre/le-controle-de-la-reecriture-de-lhistoire-russe
Photo : https://newsfr.cgtn.com/news/3d3d514d664e444d79637a6333566d54/p.html
Comment Vladimir Poutine contrôle-t-il la réécriture de l’Histoire russe ? Dans une guerre informationnelle, héritière de l’époque soviétique, le locataire du Kremlin s’évertue depuis plusieurs années à repenser, reconstruire le roman national russe. Les évènements de ces derniers mois en Ukraine, nous le rappellent inlassablement. Mais les comprenons-nous bien ?
« Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé ».[i]
Pour appréhender la guerre informationnelle proto-soviétique, il faut admettre, d’une part, les matrices de l’idéologie, de la psychologie et du cognitif et d’autre part, saisir toute la complexité de l’Histoire de l’Empire Russie, de l’Union Soviétique, et de la Russie, celle issue de la « catastrophe géopolitique du XXe siècle »[ii].
Vouloir comprendre le discours du 12 juillet 2021 « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens[i]», puis ceux du 21[ii] et 24 février 2022[iii], préliminaires à l’invasion de l’Ukraine et tenter une explication, certes de ce qui s’y déroule, doit passer par la connaissance de l’usage public de l’Histoire en Russie, voire de l’historiographie dictée par le régime.
Le système autoritaire né de la révolution bolchevik a créé un nouvel individu, communément appelé « homo sovieticus ». Il l’a encadré, contrôlé ; aujourd’hui, nous emploierions le terme de « formater ». Fabriquer un ensemble d’individus est un travail de longue haleine, même lorsque la brutalité et la cruauté du pouvoir sont utilisées. Ce qui fut le cas durant l’ère soviétique. Survivre dans un tel régime de violence politique nécessitait un instinct de survie à toutes épreuves, à tout le moins, une capacité à accepter de rentrer dans le moule fabriqué par le système soviétique, d’en être contrôlé afin de devenir un individu grégaire et pour le moins servile et d’adopter un mode de pensée adapté à l’inhumanité de la société marxiste-léniniste. Dans la vie de tous les jours, cela devait passer par une extrême prudence à utiliser les bons mots, et d’adhérer à une bien-pensance de façade. Au fil des décennies, une forme de résilience s’est forgée en chaque individu.
Comme une forme d’ADN, il y a un réel héritage comportemental dans les relations humaines[i], qui aujourd’hui encore perdure du fait de la complexité de la matrice socio-culturelle soviétique et du fonctionnement du régime poutinien. Il sied donc de maîtriser tous les rouages de cette communication pour maîtriser le passé, le présent … voire le futur.
La guerre à l’école
L’éducation des enfants est une clé de cette compréhension : en 1992, une nouvelle loi sur l’enseignement fut mise en place avec l’introduction de l’épanouissement de l’élève. Au fil des années, de nouvelles associations fleurirent, remplaçant les sempiternelles organisations du parti communiste. Une forme de militarisation pénétra dans les salles de cours, entre « éducation patriotique » et « éducation militaro-patriotique »[i], avec comme ombre portée, le mythe de la Grande Guerre Patriotique et la sauvegarde de la mère-patrie de tous les dangers venant de l’extérieur.
Il fut ainsi créé une Younarmia (« armée de jeunes »)[ii], rattachée au ministère de la Défense et rassemblant des jeunes enfants de plus de 8 ans. Dans chacun des groupes, des programmes d’entrainements sportifs et paramilitaires sont instaurés et occupent un temps important dans la vie scolaire.
Aux pratiques physiques, est ajouté un enseignement historique résolument tourné vers les guerres, rendant ce thème belliciste omniprésent dans l’école russe.
La Grande Guerre Patriotique
A compter des années Gorbatchev, l’historiographie soviétique puis russe a été sujet à caution et ce à maintes reprises. Il fallait donc reconsolider les fondations mises à mal par l’implosion de l’URSS et la crise économique et sociale qui en découla. Après les années Eltsine, Vladimir Poutine fut celui qui redonna sa fierté au peuple russe, alors orphelin de l’empire soviétique. Pour cela, il fallait rendre acceptable ce qui ne l’était pas : comment expliquer les accords Ribbentrop-Molotov (connus dans nos livres d’histoire comme le pacte germano-soviétique de 1939), les différentes purges staliniennes, le massacre de Katyn, et malheureusement bien d’autres, si ce n’est en réécrivant l’histoire à sa manière.
Le 9 mai est la Grande Victoire du peuple soviétique contre le nazisme, laissant aux partenaires la commémoration de la fin de la Seconde Guerre mondiale le 8 mai, imposant ainsi une gradation dans l’ordre des vainqueurs. Staline, « petit père des peuples » est de fait réhabilité et glorifié, puisque symbole de l’ordre, de la sécurité et de la grande patrie victorieuse, ce Tsar Rouge ayant vaincu le nazisme[i]. Raisons pour lesquelles, Vladimir Poutine rêve d’en être son héritier[ii].
Ainsi, la Grande Guerre Patriotique est-elle devenue « le pivot de la nouvelle identité russe »[i], avec comme point d’orgue, le Régiment Immortel, qui célèbre la victoire sur le nazisme en « un jour sacré où il se produit une fusion mystique »[ii] avec pour étendards, la ou les photos des aïeuls tombés aux combats, et ils sont nombreux, plus de 25 millions.
A cet ensemble historique, Vladimir Poutine y a rajouté le conservatisme comme « idée nationale »[i], reprenant à la fois une dimension religieuse et morale de la société russe, portée entre autre par des nationaux-conservateurs et eurasistes tels que Alexandre Douguine et Alexandre Prokhanov[ii], confortant le peuple Russe dans le fait que tous ses problèmes viennent de l’Occident.
Concrètement, mise en pratique
Dès lors, la suppression de l’ONG Memorial dont les travaux scientifiques contrecarraient et contredisaient le récit historique poutinien[i]s’imposait pour laisser la désinformation suivre son cours. Plus récemment, la tribune « Ce que la Russie devrait faire à propos de l’Ukraine »[ii] de Timofeï Serguitsev dans Ria Novosti (donc approuvée par le Kremlin) préconise une « dénazification [de l’Ukraine] qui ne peut en aucun cas être inférieure à une génération [iii]». De tels propos sont les conséquences de toutes ces actions systémiques profondes et rampantes, puisque par une rhétorique incessante, les vocables utilisés s’avèrent être toujours les mêmes : « menace existentielle », « nazisme », « armes de destruction massive », « génocides » (et la liste est non exhaustive), comme des mots clés pour maintenir la cohésion d’un peuple autour de son leader et de son roman national. Cette mémoire commune, est « l’entretien du souvenir de certains faits marquants qui sont particulier à un peuple »[iv] et façonne la société et le contrat social qui y est lié, préservant la souveraineté du pays. Souveraineté que Vladimir Poutine considère comme un bien rare dans le monde globalisé. Il déclara ainsi au Club Valdaï d’octobre 2021 : « seuls les États souverains peuvent répondre efficacement aux défis du temps et aux attentes des citoyens »[v] .
En conséquence, pourquoi s’étonner des sondages d’opinion du Levada Center qui font ressortir une côte d’approbation de 83% à Vladimir Poutine[i] ? A priori, la méthode de désinformation fonctionne. Mais jusqu’à quel point ? Ce même centre d’analyse fait état de contestations dans les rues, insistant sur le fait que «the youngest respondents and readers of Telegram channels and online publications are most aware of this», et de préciser ”there is no clear understanding of the motives of the protesters in society”[ii]. Que doit-on en déduire ? Un fossé générationnel n’est-il pas en train de se creuser entre les générations « d’avant » et celles d’aujourd’hui qui malgré tout peuvent avoir accès à l’extérieur ? La Russie est un pays vieillissant, qui connaît un stress démographique amplifié par la pandémie. La résilience russe a-t-elle encore de beaux jours devant elle ?
[ii] Ibidem
[i] Le Monde.fr. 2021. « L’ONG russe Memorial liquidée, la mémoire verrouillée », 29 décembre 2021. https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/29/l-ong-russe-memorial-liquidee-la-memoire-verrouillee_6107610_3232.html.
[ii] Новости, Р. И. А. 20220403T0800. « Что Россия должна сделать с Украиной ». РИА Новости. 20220403T0800. https://ria.ru/20220403/ukraina-1781469605.html ; Adolphe, Jean-Marc. 2022. « Le “Mein Kampf” de Poutine. “Dénazification” de l’Ukraine : l’effrayante tribune de T.Sergueïtsev ». les humanités. 4 avril 2022. https://www.leshumanites.org/post/le-mein-kampf-de-poutine-dénazification-de-l-ukraine-l-effrayante-tribune-de-t-sergueïtsev.
[iii] Adolphe, Jean-Marc. 2022. « Le “Mein Kampf” de Poutine. “Dénazification” de l’Ukraine : l’effrayante tribune de T.Sergueïtsev ». les humanités. 4 avril 2022. https://www.leshumanites.org/post/le-mein-kampf-de-poutine-dénazification-de-l-ukraine-l-effrayante-tribune-de-t-sergueïtsev.
[iv] Bélanger, Mélisande. 2020. « La mémoire et l’identité : un outil de propagande pour le Kremlin? » Diplomatie GD, no N°57 (juillet): pages 18 et 19. https://fr.calameo.com/read/003039428f92f1a1c60b8?authid=U0f9tf0eIFHg.
[v] Kastouéva-Jean, Tatianna. 2022. « La souveraineté nationale dans la vision russe ». Cairn.info. mars 2022. https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2022-3-page-26.htm.
[i] Niqueux, Michel. 2017. « De Karamzine à Poutine, le conservatisme russe est une longue tradition, explique le Pr. émérite Michel Niqueux sur Diploweb ». Diploweb. 12 mars 2017. https://www.diploweb.com/Le-conservatisme-russe-une-longue-tradition.html.
[ii] Vitkine, Benoit. 2022. « En Russie, le nouveau souffle des idéologues ». Le Monde.fr, 5 avril 2022. https://www.lemonde.fr/international/article/2022/04/05/en-russie-le-nouveau-souffle-des-ideologues_6120678_3210.html.
[i] Ackerman, Galia, et Laurent Chamontin. 2019. « Les manipulations historiques dans la Russie de V. Poutine, un sujet géopolitique ». Diploweb. 9 juin 2019. https://www.diploweb.com/Les-manipulations-historiques-dans-la-Russie-de-V-Poutine-un-sujet-geopolitique.html.
[ii] Ibidem
[i] Fedorovski, Vladimir. 2022. Poutine, l’Ukraine , les faces cachées. Balland, page 117
[ii] Ibidem, page 22
[i] Konkka, Olga. 2020. « Quand la guerre s’invite à l’école : la militarisation de l’enseignement en Russie ». mai 2020. https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/russieneireports/guerre-sinvite-lecole-militarisation-de-lenseignement.
[ii] Ibidem
[i] Backis, Richard. 2003. « L’héritage mental du soviétisme ». Diploweb. 1 juin 2003. https://www.diploweb.com/L-heritage-mental-du-sovietisme.html.
[i] Russia, Team of the Official Website of the President of. s. d. « Article by Vladimir Putin ”On the Historical Unity of Russians and Ukrainians“ ». President of Russia. Consulté le 19 avril 2022. http://en.kremlin.ru/events/president/news/66181.
[ii] Poutine, Vladimir. 2022. « Address by the President of the Russian Federation (February 21th) ». President of Russia. 21 février 2022. http://en.kremlin.ru/events/president/news/67828.
[iii] Poutine, Vladimir. 2022. « Address by the President of the Russian Federation (February 24th) ». President of Russia. 24 février 2022. http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843.
[i] Orwell, George, (traduction Josée Kamoun). 2020. 1984. Folio 822. Paris: Gallimard, page 49
[ii] Eltchaninoff, Michel. 2022. Dans la tête de Vladimir Poutine: essai (2022). Babel Essai. Arles (Bouches-du-Rhône): Actes Sud, page 24. « La chute de l’URSS est la plus grande catastrophe géopolitique du siècle dernier », affirme le président Poutine, « La Russie se développera à son propre rythme pour atteindre la démocratie», 2005. L’Orient-Le Jour, 26 mai 2005. https://www.lorientlejour.com/article/500717/La_chute_de_l%2527URSS_est_la_%253C%253C_plus_grande_catastrophe_geopolitique_du_siecle_dernier_%253E%253E%252C_affirme_le_presidentPoutine_%253A_La_Russie_se_devel.html.