Boulimie d’informations au péril de la liberté
Lorsque j’ai commencé la rédaction de cet article, c’était au lendemain de la chute de Kévin McCarthy à la Chambre des Représentants américaine. Nous étions le 4 octobre 2023. Cette situation est inédite dans l’histoire américaine et ne peut laisser dubitatif quant à l’avenir de cette démocratie en particulier et de la démocratie en général. La réflexion qui m’est venue fut : “et maintenant, que faites-vous ?”
Nous étions le 4 octobre 2023. Je ne réagis jamais à chaud. Je laisse le temps de l’analyse. Le sujet de la démocratie est complexe, il ne faut pas l’aborder à l’emporte-pièce.
Mais voilà, le samedi 7 octobre est arrivé … Et une autre démocratie a vacillé sous les coups de boutoir d’actes de terrorisme et d’une abominable barbarie que l’on ne pensait plus voir (ou vouloir voir) depuis ces 70 dernières années. Nous oublions trop souvent que parce que l’horreur n’est pas imaginable, elle n’est pas possible. Elle le fut ce 7 octobre. Force est de constater que l’hubris de quelques-uns fut balayée par la némésis de ceux qu’ils ne voulaient voir.
Les démocraties sont en danger et quelle compréhension peut-on avoir ? Ces dernières lignes sont interrompues par une nouvelle dramatique : la France vient de nouveau d’être frappée en son cœur par un acte terroriste commis dans un lycée de la République. Choquée, oui ; surprise je ne le suis pas. Cette crainte d’un retour à une telle violence s’était installée depuis la matinée du 7 octobre. Notre démocratie est en danger. Un danger polymorphe dont le principal risque est une montée aux extrêmes.
Démos ou démos ?
L’expliquer relèverait d’une thèse, ce qui n’est pas l’objet de cette tribune. Mais tenter de poser les jalons d’une compréhension peut apporter un éclairage différent sur la situation de notre pays.
Qu’entendons-nous par “démocratie” ? L’agora d’Athènes et le peuple qui délibère et se gouverne par lui-même ou un État de droit dans lequel une représentation d’élus gouverne au-dessus du peuple ? À tout le moins, nous vivons dans un système électif où la démocratie représentative est censée connaître les intérêts du peuple et œuvrer dans ce sens. Est-ce le cas ? Je ne le crois pas, pis quand j’observe les fractures entre les élus et le peuple, les mots mépris et rejets me viennent à l’esprit pour qualifier le type de relations entre les deux blocs.
Comment l’expliquer ?
La mondialisation de l’économie a modifié considérablement les règles marchandes de l’ensemble des pays.
Au cours du XXe siècle, deux Américains, Walter Lippmann etyJohn Demay, ont théorisé la notion de néolibéralisme, comme l’idée de ne pas tout laisser faire par le marché et faire intervenir l’État (par opposition à l’ultralibéralisme qui pousse le libéralisme à l’extrême – période Thatcher par exemple).
Les enjeux du néolibéralisme sont de permettre à l’État de développer des politiques publiques pour surveiller et envahir les différentes sphères de l’éducation, de la santé, de l’économie … L’État prend ainsi une position ultra invasive entre ordolibéralisme allemand et ultralibéralisme.
Dans les travaux de Lippmann (intellectuel qui va dominer les États-Unis et conseiller de nombreux présidents), on trouve la notion d’adaptabilité comme dans un vocabulaire biologisant. Ainsi, si l’humain était adapté à la vie micro-économique de village et du petit nombre, notre cerveau devient inapte dans le contexte de la mondialisation. Les élites vont donc travailler sur leurs biais cognitifs et mettre en place des modèles d’adaptabilité. En France, en 1975, la loi Haby pour l’éducation est votée et instaure le collège unique et de nouvelles méthodes d’enseignement. L’objectif des décideurs de l’époque, effrayés par les évènements de 1968, était justement de rendre adaptable l’humain afin de le faire passer, au cours de sa vie professionnelle, de la case intérim à celle d’un CDD, d’un CDI ou celle de l’Agence pour l’Emploi, comme une mise en place d’une polyvalence de statuts sociaux. L’économie et la finance avant tout. En janvier 1975, dans un article au Figaro, Raymond Aron qualifiait le président Valéry Giscard d’Estaing de “ministre des finances quasi-permanent de la Ve République” devant son manque de conscience historique en général et dans les relations internationales en particulier.
Les décennies suivantes vont accélérer le phénomène et l’individu va devoir s’adapter, coûte que coûte, à la mondialisation. Pour ce faire, les élites vont faire en sorte que le peuple rompe avec sa propre histoire afin de faire jeu égal avec le nouvel environnement. Mais certains “troupeaux” désabusés par ces nouvelles règles tenteront de retourner vers leurs racines ou ce qui s’y apparente et verseront vers le populisme.
L’Union européenne incarne cette forme de mondialisation connectée au reste du monde et représente la fonctionnalité maximale de ce qu’est le néolibéralisme. Pour maintenir l’intégrité des règles du marché, puisque tout est devenu marchand, l’UE par l’intermédiaire de commissions et autres organes technocratiques se fait de plus en plus autoritaire, comme un empire établissant ses réglementations. Où est passé le consentement du peuple ?
La constitution française stipule en son article 3 que la “souveraineté nationale appartient au peuple“. Quant à l’article 2, il pose le principe républicain d’un “gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple“. La souveraineté du peuple est donc une et indivisible.
La trahison de 2007
Dans le processus du néolibéralisme, le peuple représente une masse irrationnelle qu’il convient, pour les leaders et élites, de formater afin de fabriquer un consentement.
Le référendum de 2005 pour une constitution européenne fut refusé par les Français avec 54,67% des suffrages et une participation de 69,33%. Ce n’est pas rien. Mais il semble que le peuple n’ait rien compris et qu’il convenait de corriger la souveraineté de cette masse inapte. En octobre 2007, le Conseil européen réuni à Lisbonne a détourné les suffrages de Français et Néerlandais (qui avaient aussi voté contre) pour mettre en place le traité dit de Lisbonne en lieu et place du projet de constitution.
Au vu de ce type de fonctionnement, l’idée de référendum tout simple ou d’initiative populaire semble avoir du plomb dans l’aile avant même d’être lancée. Aujourd’hui plus qu’hier, les élites arrogantes auront vite fait de nous faire comprendre notre incapacité à faire des choix politiques. Notre démocratie doit se faire domestiquer par des élus et canaliser par une aristocratie pseudocompétente. À intervalle régulier, nous déléguons notre pouvoir et gare à nous si nous nous trompons. La ploutocratie en place n’a plus peur d’humilier le peuple. Raison sans doute pour laquelle l’abstention ne cesse de croître proportionnellement au désabusement du peuple.
Ironie du sort
Ces leaders expliquant aux peuples son inaptitude à prendre part aux débats sont aujourd’hui concurrencés par plus fort qu’eux : des firmes multinationales imposent à leur tour des diktats de fonctionnement des marchés. Ils s’appellent Google, Amazon, Netflix, Tesla et, outre de décider à notre place, ils imposent leur désidérata aux États. Les dernières facéties de Elon Musk en sont un exemple s’il le fallait.
La destruction de l’État social est aboutie, la finance impose ses règles et les politiques publiques possibles qu’un État peut mettre en œuvre ou non en détournant la souveraineté du suffrage populaire.
Dans ce monde en totale mutation, quelle place l’humain aurait-il ? Une fatigue démocratique se fait sentir dans notre pays depuis déjà plusieurs années et par voie de conséquences, de nombreuses décisions nous échappent. En période de crises dangereuses, quand la peur domine, l’être humain se tourne facilement vers la sécurité pour être protégé. Nous sommes nombreux à être conscients que depuis la crise Covid nos libertés individuelles sont mises à mal. Prenons garde à ce que notre démocratie républicaine n’évolue pas vers l’anarchie ni vers un régime à caractère autoritariste.